Les références au droit islamique faites par les délégations de l’Égypte, de l’Arabie saoudite, du Soudan et de la Syrie à la conférence diplomatique de 1974-1977 qui aboutit à l’adoption des deux Protocoles additionnels aux Conventions de Genève de 1949 donnent un aperçu partiel des contributions du droit islamique à l’élaboration de certains principes modernes du droit international humanitaire (DIH).
Dans cet article, Ahmed Al-Dawoody, conseiller juridique du CICR pour le droit et la jurisprudence islamiques, et Medha Damojipurapu, associée juridique au CICR, examinent certaines des contributions du droit islamique à l’élaboration des Protocoles additionnels, ainsi que les motivations de la ratification de ces instruments par les États à majorité musulmane. Ils expliquent que l’étude de ces éléments peut aider les organisations humanitaires à communiquer efficacement au cours de leur dialogue dans les contextes concernés en faisant valoir l’ancrage de la protection due aux personnes affectées par les conflits armés.
Le 11 mars 1974, à la Conférence diplomatique sur la réaffirmation et le développement du droit international humanitaire applicable dans les conflits armés (« la Conférence diplomatique »), le représentant syrien, M. Abdul-Latif Abdine, déclarait que « le droit humanitaire et son application sont une tradition séculaire dans son pays », et ajoutait : « Si l’on comparait le droit humanitaire proposé à la Conférence avec la justice et la pratique de l’Islam, on s’apercevrait qu’en 1 300 ans bien peu de progrès ont été réalisés ».
Trois ans plus tard, à cette même conférence diplomatique, M. Hamed Sultan, au sujet des fondements juridiques et éthiques de la contribution de la délégation égyptienne, exprimait un avis similaire : « [Notre contribution] a été inspirée par notre civilisation millénaire, par notre système juridique islamique et par les traditions de la chevalerie arabe ».
Ces déclarations rappellent que les principes du droit international humanitaire (DIH) moderne ont des racines profondes dans le droit islamique. Toutefois, malgré la ratification universelle des Conventions de Genève de 1949 et les solides fondements humanitaires du droit islamique, des défis importants continuent de mettre à mal le respect du DIH dans les conflits armés contemporains – y compris dans les pays musulmans, où la réponse aux besoins de protection et d’assistance engendrés par les conflits armés représente environ les deux tiers des opérations du CICR.
Renforcer le respect du droit international humanitaire : le rôle des traditions juridiques et culturelles communes
Le 24 février 2025, à la 58e session du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies à Genève, la présidente du CICR, Mirjana Spoljaric, a lancé un cri d’alarme « Le monde – pas plus aujourd’hui que demain – ne peut pas se permettre des guerres sans limite ». Elle a appelé instamment les États à faire du DIH une priorité politique, soulignant que les États parties à des conflits ne sont pas les seuls à devoir respecter le droit international humanitaire, mais qu’il s’agit « d’une responsabilité partagée par tous les États, qu’ils participent directement aux hostilités ou non, car tous ont le devoir de préserver l’intégrité des règles qui protègent l’humanité ».
Pour renforcer le respect du DIH par toutes les parties à un conflit, nous devons nous appuyer sur diverses sources de référence qui influencent le comportement des porteurs d’armes. C’est particulièrement le cas en ce qui concerne les groupes armés non étatiques, dont certains affirment qu’ils ne sont pas liés par le DIH et qu’ils ne respectent que leurs propres cadres de référence. Étant donné que la plupart des conflits armés contemporains sont des conflits non internationaux et que, pendant la seule année 2024, 210 millions de personnes vivaient dans des zones sous le contrôle total ou contesté de groupes armés non étatiques, il est indispensable d’adopter une approche pragmatique qui tire parti de toutes les sources disponibles pour encourager l’adhésion au DIH.
La nature universelle du DIH, à la fois comme corpus de droit et comme ensemble de principes humanitaires, s’impose de façon encore plus évidente lorsque nous reconnaissons que ses principes fondamentaux sont partagés par différents systèmes juridiques, cultures et religions. L’islam, le bouddhisme, les lois de la guerre des Amérindiens, ainsi que les traditions africaines et chinoises, entre autres, exercent une influence considérable sur le comportement de milliards de personnes, dont les porteurs d’armes.
Le droit islamique – l’un des systèmes juridiques les plus anciens au monde – a élaboré des règles détaillées régissant la conduite de la guerre, dont la plupart vont dans le même sens que les principes contemporains du DIH. Dans la déclaration et notification accompagnant sa ratification du Protocole additionnel I, le 9 octobre 1992, l’Égypte s’exprimait en ces termes :
« En se référant aux principes de la loi islamique, dont elle est profondément respectueuse, la République arabe d’Égypte souligne qu’il est du devoir de tous les États de s’abstenir, dans les conflits, d’exposer les personnes sans défense au feu des armes. Ces États sont appelés à déployer tous les efforts possibles dans ce but, au nom de l’humanité et des valeurs culturelles de toutes les nations et de tous les peuples. »
Cette déclaration est importante à trois égards : premièrement, elle souligne le rôle pertinent des divers systèmes juridiques dans la ratification et le respect des traités ; deuxièmement, elle constitue un rappel opportun de la nécessité de protéger les civils dans les conflits armés ; et troisièmement, l’appel lancé à « tous les États » pour qu’ils assument la responsabilité qui leur incombe de protéger l’humanité dans les conflits armés préfigure l’initiative mondiale 2024 du CICR visant à raviver l’engagement politique en faveur du droit international humanitaire et à en faire une priorité mondiale.
Dans les paragraphes qui suivent, nous examinons trois questions clés au sujet desquelles le droit islamique a été évoqué dans les débats de la conférence diplomatique : le principe de distinction, la protection des lieux de culte et la protection de l’environnement.
Le principe de distinction
Au cours des dixième et dix-huitième séances plénières de la Conférence diplomatique, l’Égypte et la Syrie ont toutes deux souligné que le principe de distinction – un principe essentiel du droit international humanitaire – était profondément ancré dans le droit islamique. Ainsi, le 5 mars 1974, le représentant égyptien, M. Sultan, rappelait
« les principes généraux du droit islamique applicables aux conflits armés : obligation de distinguer nettement entre combattants et non-combattants, ces derniers devant bénéficier d’une protection générale et totale, obligation de distinguer nettement entre biens de caractère civil et objectifs militaires… »
Le représentant syrien rappelait en outre que les instructions données aux chefs militaires par les dirigeants musulmans au cours de l’histoire étaient une réaffirmation de ces principes ; il soulignait : « Une distinction nette était faite entre les combattants et la population civile. Il était interdit de tuer les enfants, les vieillards et les blessés. »
La discussion juridique islamique relative au principe de distinction est basée sur le Coran (2:190) « Et combattez dans le sentier d’Allah ceux qui vous combattent et ne transgressez pas. Certes, Dieu n’aime pas les transgresseurs. » En outre, de nombreux hadiths (paroles, actes et approbations tacites du prophète Mohammed tels qu’ils ont été rapportés), ainsi que les instructions données par les premiers dirigeants musulmans à leurs commandants militaires et soldats et les règles élaborées par les juristes islamiques établissent clairement que les civils et les personnes ne participant pas aux hostilités doivent être protégés contre les attaques au cours des opérations militaires, et ce aussi longtemps qu’ils ne participent pas aux hostilités.
Malgré ces protections juridiques bien établies, les civils continuent de payer un lourd tribut aux conflits armés actuels. Ces dernières années, ils auraient représenté près de 90 % des victimes en temps de guerre. Selon le rapport annuel 2024 du Secrétaire général de l’ONU sur la protection des civils en période de conflit armé, au cours de l’année 2023, « des centaines de milliers de civils ont été tués ou ont subi des blessures effroyables, victimes d’attaques délibérées ou indiscriminées, ainsi que d’attaques prétendument légales au regard du droit international humanitaire ». Dans l’édition 2019 de son Rapport sur le droit international humanitaire et les défis posés par les conflits armés contemporains, ou Rapport sur les défis 2019, le CICR appelait à une meilleure protection des civils dans la guerre urbaine ; or, son Rapport sur les défis 2024 fait le constat terrible que la situation s’est encore détériorée entre-temps, soulignant la nécessité urgente d’un engagement renouvelé en faveur du DIH.
La protection des lieux de culte
Au cours de la Conférence diplomatique, les délégations de l’Arabie saoudite et du Soudan avaient fortement insisté sur la protection des biens culturels – en particulier des lieux de culte. Toutes deux appelaient à une plus grande reconnaissance de la nécessité de préserver les sites religieux pendant les conflits armés.
M. Abdul Majid Nematallah, représentant l’Arabie saoudite, avait souligné la concordance entre les principes islamiques et la protection des lieux de culte, en déclarant:
« Les délégations des pays islamiques et la délégation du Saint-Siège ont reconnu qu’il est important de placer les lieux de culte sous la protection prévue par l’article 47 bis. Tout au long de leur histoire, les Musulmans ont traditionnellement respecté les lieux de culte des autres religions. L’Islam est fondé sur les principes de la tolérance et de la liberté religieuse et c’est pourquoi les pays islamiques désirent assurer à tous les lieux de culte la protection à laquelle ils ont droit. »
De même, en expliquant son vote sur l’article 47 bis, qui traite de la protection des biens culturels, la délégation soudanaise avait déclaré souscrire fermement à l’extension de cette protection aux lieux de culte, disant être
« très heureuse que la Conférence ait adopté par consensus l’article 47 bis après avoir approuvé un amendement tendant â ajouter les lieux de culte aux monuments historiques et aux œuvres d’art en tant que patrimoine culturel ou spirituel des peuples… [Elle avait ajouté :] C’est pourquoi tous nos lieux de culte, qu’il s’agisse de mosquées pour les musulmans, d’églises pour les chrétiens de toute secte ou de synagogues pour les juifs nous sont sacrés et leur respect est impératif pour tous car tous les rites sacrés sont observés en toute liberté dans ces lieux saints. »
Ces déclarations mettent l’accent sur la protection de la liberté religieuse et des lieux de culte en vertu du droit islamique – « les monastères, les églises, les synagogues et les mosquées » – comme le souligne le Coran (22:40).
Or, près d’un demi-siècle plus tard, les destructions de sites religieux et de lieux de culte au cours de conflits armés restent fréquentes – à un point alarmant – dans différentes parties du monde. À l’occasion du lancement du Plan d’action des Nations Unies pour la sauvegarde des sites religieux (2019), le Secrétaire général de l’ONU, António Guterres, a souligné que les lieux de culte « doivent constituer un havre de paix propice à la réflexion et à la paix, et non des sites d’effusion de sang et de terreur ».
La protection de l’environnement
Le 3 juin 1977, la délégation de l’Arabie saoudite affirmait : « la guerre dans l’Islam est uniquement défensive, clémente et humanitaire. Elle ne vise ni plus ni moins qu’à repousser une agression, sans exposer au danger ni les civils, ni les cultures, ni le milieu naturel ». De même, le 5 mars 1974, M. Sultan (Égypte) rappelait « les principes généraux du droit islamique applicables aux conflits armés » et précisait : « […], les biens indispensables à la survie de la population civile et les ouvrages contenant des forces dangereuses devant être spécialement protégés ».
L’obligation de protéger l’environnement en temps de guerre est réaffirmée dans les Directives sur la protection de l’environnement naturel (2020) publiées par le CICR. Dans le droit islamique de la guerre, la protection de l’environnement apparaît comme une préoccupation majeure, au même titre que la protection des civils. Tout dommage au milieu naturel – que ce soit en temps de paix ou au-delà de ce qui est légalement autorisé pendant un conflit armé – est qualifié de fasād fī al-arḍ (littéralement, « destruction/corruption sur la terre »), un acte criminel grave décrit dans le Coran (par exemple dans 2:205 ou 5:32-33). En droit islamique, c’est l’un des actes relevant du crime de terrorisme, ce qui souligne la gravité de la destruction de l’environnement dans le contexte d’une guerre.
Si, dans une certaine mesure, des dommages environnementaux sont inhérents aux conflits armés, leurs effets sur les moyens de subsistance, la sécurité alimentaire, la santé et la survie des communautés qui dépendent de l’environnement concerné peuvent persister pendant des décennies après la fin des combats. Le 6 novembre 2020, lors la célébration annuelle de la Journée internationale pour la prévention de l’exploitation de l’environnement en temps de guerre et de conflit armé, le Secrétaire général Guterres a mis l’accent sur les liens étroits qui existent entre les conflits et la dégradation de l’environnement, déclarant :
« les ressources naturelles ont joué un rôle majeur dans pas moins de 40 % des conflits à l’intérieur des pays. […] Et, trop souvent, l’environnement fait partie des victimes de la guerre, que ce soit du fait d’actes délibérés de destruction ou de dommages collatéraux, ou bien parce que, pendant les conflits, les gouvernements n’assument pas leur rôle dans le contrôle et la gestion des ressources naturelles. »
Aujourd’hui, les progrès de la technologie numérique permettent de mieux comprendre et analyser les dommages environnementaux dans les conflits armés et offrent de nouveaux outils pour prévenir ou atténuer leur impact. En 2023, les représentants de plus de 120 États, de tradition juridique islamique pour nombre d’entre eux, se sont réunis pour partager les données d’expérience, les défis et les bonnes pratiques de leurs pays en matière de protection de l’environnement dans les conflits armés. Le Rapport sur les défis 2024 formule des recommandations essentielles pour renforcer la protection de l’environnement dans les situations de conflit, en soulignant le besoin urgent d’un plus grand respect des règles ainsi que de mesures préventives visant à réduire les dommages à long terme.
Conclusion
Aujourd’hui, les règles conventionnelles et coutumières du DIH représentent un engagement mondial en faveur de la protection de notre humanité et du milieu naturel dans les conflits armés. Le respect de ces règles est essentiel si l’on veut assurer cette double protection avec une efficacité réelle.
Il est important de rappeler aux parties aux conflits armés qu’elles ont l’obligation juridique de respecter le DIH.
Tout d’abord, parce que celui-ci est le fruit de l’adhésion universelle à certains principes et reflète les efforts séculaires des êtres humains pour imposer des limites à la conduite de la guerre et apporter un peu d’humanité aux conflits. Assurer sa mise en œuvre scrupuleuse et son interprétation fidèle est une responsabilité collective, indispensable à la préservation de notre humanité commune dans la guerre. Cet objectif est une aspiration aussi bien du droit international humanitaire que du droit islamique.
Ensuite, comme l’a souligné Gilles Carbonnier, vice-président du CICR, parce que « le respect du DIH limite les coûts humain et socio-économique de la guerre et contribue à ouvrir la voie vers la paix [traduction CICR] ». À l’inverse, les violations du DIH exacerbent les souffrances et peuvent aussi déstabiliser des régions entières et menacer la sécurité mondiale.
Pour être véritablement efficace, le DIH doit être reconnu pour ce qu’il est – un cadre universel, élaboré par tous pour tous –, et il doit être respecté dans tous les contextes.
Note de l’auteur : l’idée de cet article est née d’une recherche effectuée en vue de la rédaction d’un chapitre qui pourrait figurer dans un projet de livre intitulé « Faith in Human Rights Treaties: Legal and Religious Commentaries for Research and Peer-Learning ».
Cet article a été initialement publié en anglais le 27 mars 2025.
Voir aussi :
- Ahmed Al-Dawoody, Le respect des morts selon le droit islamique : analyse sous le prisme de l’action forensique humanitaire, 22 février 2022
- Mirjana Spoljaric, Un appel à faire du droit international humanitaire une priorité politique, 14 février 2025.
- Cordula Droege, Défendre le respect du DIH dans les conflits armés contemporains : l’édition 2024 du rapport du